Leçon 9 : traité de l'âme


Contexte

La critique platonicienne est, encore une fois, de taille : l’âme relève de la physique, puisqu’elle est un principe du vivant et est toujours associé à un corps. Il n’y a chez Aristote aucune dimension religieuse — orphique. Bien plus, l’âme, principe de vie, est le couronnement de la Physique. Avec elle, Aristote rompt avec tout relativisme d’objet de type cartésien — et avec tout mécanisme, — tout en conservant l’absolu du sensible, puisque sans sensation il ne cesse d’être en puissance ; corps et âme sont l’intimité même, les deux faces d’une même réalité dont l’un est en puissance ; fors l’intellect.


I. L’âme selon les présocratiques et Platon


L’animé diffère de l’inanimé selon le mouvement, la sensation et l’incorporéité. Selon Démocrite, Anaxagore et certains pythagoriciens, l’âme est premièrement mouvement. Empédocle, Platon et Xénocrate la voient selon la sensation. Tous diffèrent quant aux principes particuliers de l’âme, s’ils sont matériels ou non, et plusieurs ou uniques.

L’âme motrice est aussitôt critiquée par Aristote : l’âme ne peut posséder le mouvement, auquel cas elle serait dans un lieu (406a13-16) et d’un élément de la nature du mouvement : la terre vers le bas par exemple. Au contraire, le mouvement appartient au σύνολον, au composé de forme et matière. En général, toutes les restrictions de cette sorte de l’âme ne couvrent pas ce qu’elle serait : certains animaux sont immobiles, d’autres n’ont pas la respiration, la sensation, l’intellect, etc.

Platon, dans la République, divise l’âme en trois parties, allant outre la division traditionnelle rationnel/irrationnel : rationnelle, impulsive et appétitive. Dans le Timée, il considère l’âme comme le microcosme du macrocosme, — l’univers. Ainsi les mouvements du ciel, dont les éléments sont composés du Même (l’essence indivisible des Idées) et de l’Autre (l’essence divisible du Sensible), sont les mouvements de l’âme, sans quoi la connaissance ne serait possible. Il fait de l’âme une entité automotrice.


II. L’âme est dite de plusieurs manières


L’essence (1) de quelqu’être, pris universellement, est exprimée par la définition, elle-même constituée par l’union du genre et de la différence spécifique.
L’essence a des propriétés (2) que l’on trouve avec la démonstration, en posant au départ la définition.

Aristote nous met d’emblée en garde contre la possibilité de définir de manière univoque l’âme, puisque ses espèces entretiennent entre elles des relations d’antérieur et de postérieur, tout comme les figures (le triangle est contenu en puissance dans le quadrilatère) ou les citoyens. Contrairement à l’animal, par exemple, qui comme genre coordonne ses espèces, on devra parler des espèces de l’âme (nutritive, sensitive, motrice, etc.) qui ne peuvent avoir de définition commune (1) puisqu’il n’y a pas de genre commun (« l’âme » générique) ; comme l’être et l’un, elle tendrait vers un πολλαχώς λεγόμενον. Cependant Aristote donne plusieurs définitions de l’âme : elle est l’entéléchie d’un corps organisé ayant la vie en puissance.

Quant à ses affections (2), l’âme n’est pas séparable du corps (exception de l’intellect), puisque celles-là sont données avec le corps, par exemple la colère, que le dialecticien et le physicien respectivement définissent comme le talion et l’ébullition du sang autour du cœur. Aussi le corps n’est pas n’importe lequel, mais doit avoir la vie en puissance, être organisé de telle ou telle manière.


III. Les espèces d’âmes (facultés)


L’acte révèle la puissance ; en d’autres termes (II, 4) :


Un des genres de l’être est la substance, qui dans ses acceptions est la matière, la forme ou le composé. La matière est puissance, la forme l’entéléchie qui connait deux degrés d’actualisation : le premier (la science est l’acte, l’ignorance la puissance) et puis un second (la science en exercice est acte, la science juste possédée en est la puissance). En outre, chaque sens connaît cette ambiguïté qui le fait selon deux degrés : pour la vue par exemple, elle est sens du visible et de l’invisible, ce dernier étant pris comme absolu (la voix dont la vision est impossible) ou non (l’obscurité, l’éclat du soleil).

Cette dernière division est particulièrement importante, et appliquée à l’âme (II, 1) et à principalement deux de ses déclinaisons, la sensation et l’intellection (III, 2 et 4 ; ici chapitres 2 et 3). Ainsi l’âme est une entéléchie du premier degré (science – ignorance) — car il y a le sommeil, — tout comme :
 
L’âme est donc l’acte du corps mais aussi la puissance de recevoir une forme sans matière, dans la sensation et l’intellection.


1. L’âme végétative


C’est l’âme la plus commune, que tous les êtres vivants possèdent, alors que l’âme dianoétique est la plus rare. On distingue l’être nourri (le corps) de l’être qui nourrit (cette âme) et de ce par quoi l’être est nourri (l’aliment).


2. L’âme sensitive


2.1. Les sensibles propres et les cinq organes correspondants


L’âme sensitive implique la nutritive, ce qui à son tour implique que l’absence de cette dernière commande l’absence de la première, et qu’elle peut être sans la sensitive. Parmi les sens le toucher est impliqué par tous les autres. Tous les sens, et l’âme sensitive, sont en puissance ce que leur objet est en acte, objet qui vient actualiser ces puissances. Par exemple la langue (goût) sera « douce » ou « amère » en puissance, attendant l’actualisation de l’un ou de l’autre. Les sens reçoivent les formes sensibles, les actualisant, sans leur matière (424a16-20). L’organe, grâce au milieu (l’air, la chair, etc.), peut juger des contraires sensibles.

Comme l’âme en général, l’âme sensitive selon le nombre identifie organe (analogue à corps pour la première) et faculté (analogue à âme) sous le rapport de forme et de matière, la quiddité restant propre à chacun.


Puisque chacun des organes sensoriels n’a pas de sensation de lui-même, il doit être en puissance et actualiser l’objet en entéléchie. Par la suite,


δὲ τοῦ αἰσθητοῦ ἐνέργεια καὶ τῆς αἰσθήσεως ἡ αὐτὴ μέν ἐστι καὶ μία, τὸ δ' εἶναι οὐ τὸ αὐτὸ αὐταῖς·
L’acte du sensible et celui du sens sont un seul et même acte, mais leur quiddité n’est pas la même. (425b26)


Aristote étudie les cinq sens et leurs correspondances actuelles en détail, et en premier lieu la vue et le visible :
  


De même, comme le diaphane, il existera des intermédiaires (véhicules) pour le son (l’air, le διηχές des commentateurs) et l’odeur (le δίοσμον des commentateurs), dont l’existence est motivée puisque si l’on place un objet sur l’organe, nulle sensation ne se produit. Pour le sapide et le toucher, l’intermédiaire n’est pas véhicule, mais concomitant à l’acte : c’est la chair, le cœur étant l’organe du toucher, puisque sur la chair la sensation est produite.
Le son nécessite un percuté, un percutant et un médium, l’air à la fois extérieur, déplacé en masse, et intérieur (oreille). Quant à la voix, elle est un genre dont la parole est l’espèce. La saveur, pour laquelle la langue est humide en puissance, est pour l’humide la forme, alors que pour l’odeur c’est l’inverse (le sec). Le toucher, lui, est plusieurs sens, et c’est pourquoi Aristote en dit (421a19) qu’il est le plus développé, bien que la vue soit le sens par excellence (429a3, mét. A,1).
Puisque seuls l’air et l’eau sont intermédiaires et compositions des organes et que l’on sait assigner une place à la terre et au feu, il ne saurait pas avoir de sixième organe.


2.2. Les sensibles communs et le sixième sens


Il existe, fors les sensibles propres, des sensibles qui sont communs à tous ces derniers : le mouvement, le repos, la figure, la grandeur, le nombre et l’unité. Aucun des cinq organes ne saurait en avoir la possession ni aucun autre organe ne pourrait leur être propre, pour la raison qu’un tel sens rendrait une telle perception « associée » (le doux par la vue) accidentelle dans le sens propre (la vue, le toucher), n’ayant aucune action sur lui ; ce n’est pas le cas. Ce sens permet par la suite de juger les sensibles selon le genre.
La seconde fonction du sixième sens est d’assurer la réflexivité de chaque propre, sans qu’il n’y ait de sens spécial ici non plus, au risque d’aller vers l’infini (le sens du sens, etc.)


3. L’âme motrice


Les sens de la distance (vue, ouïe et odorat), sens du bien-être, sont liés à la motricité, c’est-à-dire le changement selon le lieu. En effet, un animé qui ne saurait se déplacer n’aurait usage de tels sens ; or la nature ne fait rien en vain. Le principe dans l’âme du mouvement est la faculté désirante, le désir donnant le but à atteindre et l’intellect pratique les moyens pour obtenir la chose désirée.
Au mouvement trois facteurs sont impliqués : le moteur (le bien pratique), ce par quoi le moteur meut (le désirable), et le mû (l’animal).


4. L’âme imaginative


La sensation, de laquelle se prolongent désir et locomotion, suit encore son cours jusqu’à l’imagination, qui en diffère car 1) une image peut être sans sensation et 2) cette faculté n’est pas chez tous des êtres sensibles. A un autre niveau, mais toujours au sein de la pensée, la croyance (υπόληψις) et l’opinion (δόξα) en diffèrent également.


5. L’âme intellective


Contrairement à la sensation propre, le sens commun, l’imagination, la croyance, l’opinion et la pensée peuvent être fausses. Il faut maintenant étudier l’intellect et le considérer analogue à la sensation. Inversement à toutes les autres âmes, l’intellect ne peut être mêlé au corps : il n’a ni organe ni de qualités propres (chaud, etc.), et il n’est pas soumis à l’excès des actes qui s’y impriment, alors que l’organe sensible est détruit s’il est soumis à cet excès.
On divise l’intellect de deux manières, selon le point de vue que l’on adopte, la principale différence de l’intellect avec la sensation étant que celle-ci est forme des sensibles alors que celui-là forme des formes, que la sensation donc perçoit le composé de forme et matière, l’intellect la quiddité (concave ou camus).

1. L’intellect patient, analogue à la cause matérielle dans la nature et la sensation, est en puissance les formes en entéléchies que donnent l’intellect agent (cause efficiente).

2. L’intellect théorique perçoit le concave, abstrait de la matière, l’intellect pratique le camus, engagé dans la matière.




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